8

Genève. Suisse.

 

Au printemps, Thérèse n’aimait pas monter sa côte. À cette saison, le temps avait parfois de brusques hésitations. Il pouvait se remettre à faire froid, et le vent chargé de pluie rendait alors les petits pavés glissants. Pourtant, chaque jour et quoi qu’il lui en coûtât, Thérèse gravissait la pente raide jusqu’à Bourg de Four, la place de guingois qui couronne la vieille cité de Calvin. Malgré ses septante-cinq ans, elle n’aurait voulu, pour rien au monde, habiter ailleurs. Elle passait devant la fontaine ronde, le poste de police et les cafés en terrasse. Puis elle attaquait hardiment l’escalier de pierre ouvert à tous les vents qui menait à son appartement.

Depuis huit jours, elle était inquiète. Elle savait exactement ce qui allait se produire. Mais le fait d’ignorer où et quand cela surviendrait la mettait sur les nerfs. Aussi, ce matin-là, dès qu’elle aperçut le garçon assis sur la rambarde, à la hauteur du premier étage, elle fut moins terrorisée que soulagée. Au moins, l’attente prenait fin.

Pourquoi se l’était-elle imaginé brun, massif, patibulaire ? Celui qui tenait un casque de moto sur les genoux était au contraire assez élancé, blond, et il fallait reconnaître qu’il avait un visage sympathique. Il s’adressa à elle respectueusement.

— Madame Thérèse ? Bonjour. Voilà, c’est à propos de votre nièce.

Thérèse avait juré de bien jouer la comédie. Elle fit un effort pour marquer de la surprise.

— Ma nièce ? Ah, vous voulez parler de Juliette.

S’il n’avait tenu qu’à elle, elle aurait reçu ce garçon poliment. Elle l’aurait fait monter chez elle et lui aurait proposé une orangeade. Mais Juliette lui avait expressément demandé de ne le laisser entrer chez elle sous aucun prétexte. Thérèse regretta de manquer à toutes les politesses et continua la conversation debout sur le palier venteux.

— Que lui voulez-vous, à ma nièce ?

— Apparemment, elle a quitté Chaulmes la semaine dernière et son répondeur donne votre adresse. Pour-riez-vous me dire comment je peux la joindre directement ?

— Elle n’habite pas ici. Mais elle m’appelle en effet chaque jour. Elle ne sort pas beaucoup et ne reçoit personne en ce moment. Elle est un peu souffrante, je crois. Si vous me laissez un message, je le lui transmettrai sans faute.

Le garçon tenait les yeux un peu clos quand il parlait. Il avait un air légèrement blasé, à la fois fatigué et sûr de lui, qui lui donnait un charme certain.

— Le message est simple. Dites-lui que Jonathan voudrait la voir. Voulez-vous que je vous le note ? Jo-na-than. Et ajoutez, s’il vous plaît, que ses conditions ont été acceptées.

Thérèse prit un petit air entendu. Quel bonheur, pensait-elle, cet âge où l’on fixe des conditions à l’amour, pour avoir le plaisir de s’y soumettre !

— Dans ce cas, fit-elle, ravie de révéler qu’elle en savait plus long qu’elle ne l’avait laissé supposer, Juliette sera heureuse de vous retrouver cet après-midi à dix-sept heures. Vous pouvez ?

— Dix-sept heures. C’est noté. Et où cela ?

— Elle propose le café du Grutli, près du théâtre. Vous connaissez Genève ?

— Oui, oui, je vois très bien, dit Jonathan vivement. J’y serai sans faute.

Il prit aussitôt congé, très courtoisement au goût de Thérèse.

Elle finit de monter ses marches, ouvrit sa porte et déposa ses paquets. Elle s’assit dans son vestibule et sourit pensivement.

Sa nièce avait toujours suscité en elle un mélange de tendresse et de crainte. Depuis l’enfance, elle avait considéré la fille de sa demi-sœur comme sa propre enfant, d’autant qu’elle-même était restée veuve et sans descendance. Elle avait beaucoup souffert en voyant quelle éducation avait reçue la petite fille. Son père était âgé de près de soixante ans quand elle était née. C’était un homme d’affaires. Il avait hérité d’une petite fortune dans le fret maritime et l’avait fait fructifier. Aussi égoïste que riche, il ne supportait aucun bruit chez lui, interdisait à l’enfant d’inviter des amies, lui faisait subir des brimades perpétuelles. Sa mère n’avait pas eu la force de s’y opposer au début. Elle avait eu si peur de rester vieille fille… Elle n’en était encore pas revenue d’avoir déniché sur le tard un aussi beau parti. Ensuite, à mesure que son mariage se dégradait, elle avait reporté toute son amertume sur l’enfant et s’était jointe à son mari pour la tourmenter. Ils semblaient n’avoir plus en commun qu’une égale détestation pour la petite Juliette et ce qu’elle représentait : la jeunesse, le mouvement, la vie. L’enfant avait réagi en se recroquevillant. Elle subissait tout avec une passivité excessive. Elle restait immobile, inexpressive, silencieuse, au point qu’on aurait pu la croire simple d’esprit. Seule Thérèse pressentait les tempêtes intérieures que dissimulait cet air perpétuellement calme. Toutes les vacances, les parents de Juliette l’envoyaient chez sa tante pour s’en débarrasser et à force de patience, elle était parvenue à lui tirer quelques confidences. Deux ou trois fois à l’adolescence, elle l’avait recueillie dans des circonstances plus critiques.

Thérèse n’avait donc pas été surprise de recevoir un appel urgent de sa nièce la semaine précédente. Elle savait qu’elle n’avait personne d’autre au monde vers qui se tourner quand la vie allait mal. Juliette demandait si elle pouvait occuper pendant quelques jours un studio que Thérèse possédait à Carouge et qui était inoccupé. Selon son habitude, elle avait accepté en ne posant aucune question.

Thérèse était d’autant plus heureuse d’avoir rencontré Jonathan. Elle pressentait maintenant quelle était la vraie nature de cette petite tempête. Tout cela préludait plutôt à une heureuse issue. Elle espérait que Juliette serait assez raisonnable pour s’y résoudre. D’ailleurs, elle allait lui parler, lui répéter combien la vie est courte. Son souffle était revenu, son cœur calmé. Thérèse décrocha le téléphone pour appeler sa nièce.

Le palais du Grutli, près de la place Neuve et du théâtre, est un haut lieu du cinéma, fréquenté par tout ce que Genève compte d’intellectuels. L’ambiance gauchiste, libertaire, altermondialiste évoque les riches heures du Paris soixante-huitard plutôt que l’austérité de la Réforme. Mais, pour Juliette, l’intérêt de ce bâtiment était surtout de compter trois entrées indépendantes, donc trois possibilités de fuite.

Elle attendit dix-sept heures quinze pour pousser la porte en verre du côté de la place de Plainpalais. Avec ses cheveux raides tombant sur les épaules, son jean un peu passé et son pull à col roulé, elle était parfaitement dans le ton. L’endroit était toujours plein de jolies filles mais habillées comme des sacs. Juliette s’était maquillée pour passer le temps, en attendant nerveusement l’heure du rendez-vous. Dans son excitation, elle avait un peu forcé sur le gloss et le fond de teint. En entrant dans le hall, elle avait repéré Jonathan de loin. Il était seul à sa table devant un expresso trop vite bu et battait impatiemment du pied. Elle vérifia qu’il n’y avait dans le café que des habitués du lieu et aucune figure suspecte.

Depuis sa dernière entrevue avec Jonathan à Chaulmes, Juliette s’étonnait elle-même d’être restée aussi active et résolue. Elle dormait toujours très peu, sans ressentir de fatigue. Sa perception du monde avait cette acuité, cette rapidité qui lui semblait à la fois délicieuse et effrayante. Elle se sentait comme un enfant sur le grand huit dans une fête foraine. Les moments d’euphorie, d’accélération, étaient suivis de brusques vertiges, comme si elle allait s’écraser, loin en bas, sur le sol. Elle avait un peu peur, mais à aucun prix n’aurait voulu que cela s’arrête.

Elle avait quitté Chaulmes pour se rendre moins vulnérable à d’éventuelles pressions de Jonathan et de ses « commanditaires ». Mais surtout, le petit village, son immobilité, son silence, s’ils s’accordaient parfaitement à sa mélancolie passée, rendaient le nouvel état de Juliette tout à fait insupportable. Ses angoisses n’avaient pas disparu. Elles avaient pris un autre aspect, inconnu. C’était comme une trépidation intérieure, une exigence permanente de bruit, de mouvement, d’agitation. On pouvait rêver mieux que Genève pour la satisfaire, mais au moins c’était une capitale. Juliette arpentait les rues, de jour comme de nuit, sûre de trouver du monde, des lumières, des voitures. Elle se sentait dérisoirement fragile et pourtant indestructible. Rien n’aurait pu la faire revenir sur la décision quelle avait prise.

Elle fit encore trois pas, qui la conduisirent au seuil de la salle de restaurant. Jonathan la vit. Elle le rejoignit à sa table et s’assit sur une chaise design en tubes d’acier.

— Je suis un peu en retard, excuse-moi.

— Pas de souci. Je viens d’arriver.

Jonathan se força à sourire. Puis il essaya de recomposer un air indifférent et vaguement supérieur.

— Pourquoi tout ce cirque ? Tu m’expliques ?

Elle eut l’air surprise.

— Quel cirque ?

Il fit un geste de la main qui pouvait désigner aussi bien le bar que l’ensemble de l’univers.

— Te tirer de Chaulmes. L’histoire de la tante. Ces rendez-vous bizarres…

— On n’est jamais trop prudent.

Jonathan baissa les yeux. Dans la discussion avec ses fameux commanditaires, toutes les hypothèses avaient en effet été évoquées pour forcer Juliette à livrer ce qu’elle avait pris à Wroclaw : l’enlèvement, l’agression physique, le cambriolage de sa maison, tout… Mais, finalement, ces solutions avaient été repoussées. Cette décision avait beaucoup surpris Jonathan. Il n’avait d’ailleurs pas caché qu’il était déçu.

Une serveuse érythréenne, ravissante mais vêtue d’une tunique sans forme et de godillots de montagne, s’approcha pour prendre la commande. Juliette choisit un café puis la rappela et prit plutôt une eau gazeuse. Elle était déjà assez énervée comme ça. Les idées continuaient de se bousculer dans sa tête. D’ailleurs, elle avait oublié de quoi ils parlaient.

— Je t’ai demandé pourquoi tu t’étais tirée.

— Ah, oui. J’avais besoin de la grande ville, voilà tout. Je me sentais un peu à l’étroit, à Chaulmes. Et puis, la nuit, il y avait des bruits bizarres. Comme si des gens avaient voulu me piquer quelque chose. Tu vois ce que je veux dire ?

Elle rit très fort, d’un rire qu’elle entendit comme si elle était en dehors d’elle-même et qu’elle jugea maladif. Plusieurs personnes se retournèrent dans le café. Ils crurent qu’elle avait fumé et sourirent avec indulgence. Mais Jonathan perdait contenance.

— Tu ne veux pas qu’on aille parler dehors ?

— Non, je suis très bien ici.

Elle le sentait terriblement mal à l’aise et cela la fit rire de plus belle. Il était de plus en plus pressé d’en finir.

— Bon, coupa-t-il en se penchant en avant, tu veux voir du pays ? Crois-moi, tu vas être servie.

Il tira une longue pochette cartonnée de sa veste et, après un coup d’œil à droite et à gauche, la lui tendit. On le sentait au bord de l’écœurement. Il était totalement hostile à la décision qu’on lui avait demandé d’exécuter. Il s’y résolvait au prix d’un effort presque insoutenable.

— Tu pars après-demain, prononça-t-il, la bouche déformée par un rictus d’aigreur. Voilà ton billet d’avion.

Juliette saisit la pochette, un peu trop vite, pensa-t-elle. En essayant de se maîtriser, elle ouvrit plus doucement le rabat et sortit le coupon de vol.

— Johannesburg ! dit-elle en relevant vers Jonathan des yeux incrédules. C’est bien ça ?

— Tu sais lire ?

Il ne pouvait pas s’empêcher de laisser percer son amertume.

— Tu n’es pas du voyage ? demanda-t-elle sans mesurer toute la cruauté de sa question.

La réponse ne faisait pourtant aucun doute. Jonathan secoua la tête.

— Je ne m’impose pas, moi, précisa-t-il, vexé.

Derrière l’agressivité, on sentait toute la profondeur de sa déception. Juliette le prit un instant en pitié. Puis, aussitôt, elle pensa : « Il le mérite. C’est le prix de sa lâcheté. » La lecture du billet d’avion semblait l’avoir fait encore monter d’un cran dans le registre de l’excitation. Ses mains étaient agitées d’un tremblement. Elle avait l’œil brillant et un tressautement nerveux entre le coin de la bouche et le menton.

— Avec qui dois-je prendre contact là-bas ?

— T’en fais pas. Il y aura du monde pour t’accueillir.

Le ton de Jonathan comportait une vague menace.

Mais avec l’acuité de perception qui était la sienne en ce moment, Juliette eut l’intuition qu’il ne savait rien, qu’il n’exprimait que ses désirs personnels de vengeance. De toute façon, elle avait décidé d’aller jusqu’au bout. Et elle avait pris ses garanties.

— Bon, fit Jonathan, en tendant la main pour attraper son casque. Je te souhaite bonne chance.

— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

La question de Juliette était aimable. Elle exprimait maladroitement un reste de tendresse. Pourtant, elle fit sortir Jonathan de lui-même.

— C’est bien le moment de t’en préoccuper ! Alors que tu viens de me ridiculiser. « Qu’est-ce que tu vas faire ? » répéta-t-il en imitant son intonation. Qu’est-ce que je peux encore faire ? Voilà plutôt la question. Tu réfléchiras à la réponse dans l’avion.

— Excuse-moi, dit-elle.

Dans l’état d’esprit où elle était, le malheur autour d’elle la gênait, même si, dans le cas de Jonathan, c’était un malheur mérité et peut-être voulu. Heureusement, ses sentiments changeaient vite. Quelqu’un, à la table voisine, bouscula une tasse en se levant, et fit un mouvement brusque pour la rattraper. Juliette eut aussitôt envie de rire, bêtement, nerveusement.

— Et surtout n’oublie pas ce que tu dois emporter, ajouta Jonathan méchamment. Tu vois de quoi je parle ? Le flacon rouge.

Elle fit « oui » de la tête, en prenant l’air appliqué, comme si elle avait voulu calmer la rage de Jonathan. Mais à vrai dire, cela lui était déjà totalement indifférent.

Dans l’Eurostar, Paul rêvassait, en feuilletant mollement la documentation envoyée par Providence et qui risquait de ne lui servir à rien. Un garçonnet, assis en face de lui, guettait la nuit noire par le hublot. Son père avait fait une plaisanterie ridicule au départ de Waterloo, en lançant un clin d’œil à Paul pour qu’il ne révèle pas le pot aux roses.

— Quand on sera sous la Manche, tu le verras tout de suite.

— Pourquoi, papa ?

— Parce qu’il y aura des bulles le long du train et que des poissons défileront à toute allure devant la vitre.

L’enfant avait guetté les poissons et les bulles pendant tout le voyage. Son impatience puis sa déception touchaient Paul à un point qui l’étonnait lui-même. Il finit par se dire qu’il était tout à fait comme ce gamin. Il avait suffi qu’Archie lui fasse entrevoir une nouvelle traversée au milieu des poissons pour qu’il entre dans cette attente inquiète et délicieuse, jusqu’à être finalement déçu de ne rien trouver de tel.

Au moins cette expérience avait-elle le mérite de lui montrer clairement quels grossiers ressorts de l’âme humaine actionnent le monde secret. Il écrivit un long mail pour Kerry, dans lequel il lui racontait tout cela. Son ordinateur était équipé d’une antenne qui lui permettait de se connecter partout. Il chercha son serveur, entra dans sa boîte de courrier, mais décida finalement de ne pas envoyer le message.

Arrivé à la gare du Nord, il prit un taxi jusqu’à l’Institut Pasteur. Dans ce temple de la microbiologie, de brillants chercheurs construisent jour après jour le futur, en maîtrisant toutes les techniques d’avant-garde.

Mais, en même temps, le passé survit dans la géographie de ce campus exigu, situé au cœur de Paris, coupé par une rue que les voitures sillonnent à vive allure… Le Laboratoire du Choléra et des Vibrions occupe encore le bâtiment historique, là même où le grand Louis Pasteur secouait ses fioles lucifériennes, il y a un siècle et demi.

Paul avait demandé le rendez-vous sous sa véritable identité, avec le prétexte de préparer une communication sur les grandes pandémies pour une association médicale régionale basée en Géorgie.

Ces explications s’avérèrent inutiles. Le professeur Champel ne lui demanda même pas son nom, ni la raison de sa visite. Seul importait pour lui le plaisir rare de parler du choléra à une oreille complaisante.

Dans les couloirs déserts du laboratoire, on comprenait au premier coup d’œil que le choléra n’était plus une maladie à la mode. Les grandes pages de la recherche aujourd’hui s’écrivent sur d’autres fronts. Les monstres que sont le VIH, le virus de la fièvre Ebola ou celui de la grippe aviaire concentrent l’intérêt du public, des médias, des politiques. Ce sont eux qui captent les gros budgets et fabriquent les prix Nobel. Le vieux choléra fait figure d’ancien combattant. Il est le vestige de guerres meurtrières, certes, mais gagnées. Le professeur Champel ne se résolvait visiblement pas à ce changement des modes. Il restait intarissable sur son sujet. Il semblait même ne pas avoir d’autre satisfaction dans l’existence. Paul se dit que son amabilité, au moins, formait un agréable contraste avec la froideur de Rogulski et, a contrario, soulignait encore plus la singularité de comportement du savant polonais.

— Savez-vous ce qui fait du choléra la pathologie la plus passionnante qui soit ? demanda Champel en guise d’introduction. C’est pourtant simple ! Le choléra est une maladie littéraire.

Le professeur, de petite taille, un visage rouge et rond encadré de bajoues flasques, se mit à déclamer des extraits en prose et en vers de grands auteurs principalement français consacrés au choléra. Il termina au comble de l’exaltation, presque perché sur l’étroit bureau derrière lequel il était confiné en déclamant un passage du Hussard sur le toit de Jean Giono. « Le choléra, mugit-il, c’est la peeeeur… » Paul eut toutes les peines du monde à le faire revenir à ses questions et au présent.

— Non, finit par avouer Champel, en rentrant sa chemise dans son pantalon, aujourd’hui le choléra n’est plus un problème médical. L’hygiène en vient à bout facilement.

Mais il s’empressa de tempérer cet aveu :

— Cela ne veut pas dire qu’il ne pose pas encore d’énormes problèmes. Le choléra reste une des grandes maladies des pays pauvres. Et plus encore « des pauvres dans les pays pauvres ».

— Autrement dit, le microbe n’est pas dangereux ici. Vous n’avez pas besoin de prendre des précautions particulières pour le manipuler ?

Le professeur saisit un petit pot en plastique sur son bureau.

— À l’état sec, le vibrion se conserve très bien dans des boîtes comme celle-ci. D’ailleurs, nous en recevons d’un peu partout par la poste.

— Par la poste ! Et si elles se cassaient ? Si elles étaient perdues ?

— Vous savez, mon cher confrère, il faut beaucoup de conditions pour que le vibrion devienne dangereux. Quelques bactéries isolées ne suffisent pas. Elles doivent être en nombre très important, c’est-à-dire s’être multipliées dans un organisme malade par exemple. Il faut qu’elles soient véhiculées par un milieu aqueux favorable : température assez chaude, matières organiques en suspension. Et surtout, il faut qu’elles touchent une population vulnérable, mal nourrie, mal portante et surtout manquant d’hygiène. Le choléra est un monstre qu’on tue en se lavant les mains.

Les mêmes mots que Rogulski ! Ce devait être une formule célèbre, un autre avatar littéraire du choléra. Il n’y avait plus de doute : le Polonais avait dit la vérité. Pourtant, Paul voulait vérifier encore un dernier point.

— Ici même, professeur, où stockez-vous les souches de vibrion ?

— Venez avec moi.

Champel fit traverser le couloir à son hôte. Il semblait prendre garde à ne regarder que vers la gauche.

— Et par ici ? demanda Paul, en désignant les salles du côté droit.

— Ce n’est pas chez nous, avoua Champel amèrement. Depuis cinq ans, nous n’avons plus qu’une moitié de laboratoire. De l’autre côté, ce sont les listérioses, vous savez, ces microbes qu’on trouve dans les fromages et qui tuent les femmes enceintes.

Il y avait dans son ton beaucoup de mépris à l’égard de ces parvenus qui n’avaient pas encore inspiré les altistes.

Ils passèrent dans des pièces encombrées de machines où vaquaient quelques chercheurs. Champel expliqua que dans ces salles le choléra était partout : dans des armoires réfrigérantes, sous des hottes aspirantes, sur les paillasses. Pourtant, personne ne portait de masque ni de tenue particulière.

— Beaucoup de gens se trompent à propos du choléra. Ils le croient plus dangereux qu’il n’est. Je me souviens d’une stagiaire russe qui est arrivée ici un matin. Elle est entrée dans le couloir et s’est dirigée sans hésiter vers le placard que vous voyez là-bas.

Sur une porte était vissé un petit panneau « Défense d’entrer – danger ».

— C’est le local technique avec les fusibles électriques. Elle a attendu mon arrivée devant cette porte parce qu’elle était persuadée que le véritable laboratoire du choléra devait se trouver derrière !

Ils ressortirent et passèrent dans un hall, près des ascenseurs. Derrière se trouvait une petite réserve fermée à clef, mais la serrure était tout à fait banale et la porte légère.

— C’est ici que nous conservons la mémoire du choléra.

Dans de petits casiers jusqu’au plafond étaient classées les souches de vibrions collectées au cours des grandes pandémies depuis plus d’un siècle. Toute la terreur, tous les deuils semés par le fléau trouvaient leur origine dans ces petits casiers bien alignés qui auraient pu renfermer une collection de timbres. Champel expliqua que dans les boîtes étaient conservés les vibrions secs et dans des réfrigérateurs dormaient les souches congelées. Mais les unes comme les autres étaient vivantes et on pouvait à tout moment les remettre en culture. C’était à la fois émouvant et exaltant. Rien ne manifestait mieux la puissance de l’esprit. Dans cette petite prison, la science était parvenue à enfermer à vie les coupables qui, en leur temps, avaient été les plus dangereux ennemis du genre humain.

Ils ressortirent. Au fond du couloir, à quelques mètres de cette réserve, ils virent défiler derrière une porte vitrée tout un groupe d’enfants. Ils couraient, poussaient des cris, certains collaient le nez à la vitre.

— Une classe en visite, dit Champel.

— Vous voulez dire que ce côté-là est public ?

— Oui, c’est le musée Pasteur. Vous ne l’avez jamais visité ? C’est un tort.

Rogulski avait raison sur toute la ligne. Le choléra n’exigeait vraiment pas de protection particulière si on pouvait placer toutes ces souches vivantes à quelques mètres d’enfants en promenade. On ne pouvait décidément rien lui reprocher.

En retournant vers le bureau du professeur, Paul voulut s’assurer d’un dernier point.

— Est-il exact que le vibrion est très stable génétiquement ?

— Ah ! Vous savez cela ? En effet, c’est parfaitement exact. Il y a environ deux cents types de vibrions, la plupart ne causent pas de maladie. Seul celui que nous appelons « O1 » provoque le choléra. Vous avez vu notre collection, elle démontre qu’il n’a pas changé depuis des siècles. Un nouveau type dangereux est apparu il y a une dizaine d’années. Il a entraîné une pandémie grave car les populations qui étaient immunisées contre O1 n’étaient pas protégées contre cette nouvelle souche. Mais cette exception est là justement pour confirmer la règle : le choléra ne bouge pas.

Quand ils se rassirent, Paul rassembla ses notes. Il était temps de poser la dernière question, qui sous-tendait tout le reste, la question par laquelle l’enquête serait définitivement close.

— Pourrait-il y avoir un jour une utilisation volontaire du choléra ?

— Terroriste, vous voulez dire ?

— Oui.

Champel remua ses badigoinces. Il était difficile de ne pas voir qu’il cachait sa déception.

— Le choléra n’est pas un bon client pour le bioterrorisme. En théorie, il pourrait l’être. Après tout, il provoque une maladie épidémique sévère contre laquelle il n’existe pas de vaccin de masse efficace et bon marché. On entend parler de lui de temps en temps, à propos de recherches militaires secrètes. Mais ce ne sont que des rumeurs et on n’a jamais eu de preuve. La vérité, c’est que ce pauvre vieux vibrion ne convient pas vraiment à une utilisation terroriste. D’abord, il n’est pas très résistant, à la différence de bacilles comme le charbon qui forment des spores et peuvent survivre très longtemps en milieu hostile. Il n’est pas non plus difficile à combattre et la plupart des antibiotiques en viennent à bout facilement. Comme il est génétiquement stable, il finit par produire une immunité. Les gens fabriquent des anticorps, la maladie devient endémique, c’est-à-dire que le microbe est présent mais ne donne que rarement des troubles. Pour qu’il redevienne épidémique, il faut qu’éclatent une crise sociale, des inondations ou une guerre qui aggravent encore la situation d’hygiène.

Le professeur énonçait ces informations d’un air navré, comme s’il donnait des nouvelles d’un proche tombé dans la misère.

— Et puis, surtout, je vous l’ai dit, le choléra ne touche que les pauvres. Sur les populations des pays industrialisés, il n’aurait aucun effet. Or, vous savez, les terroristes ne s’intéressent pas tellement aux pauvres…

Paul referma son bloc. Les notes puissantes de trompette du Tuba mirum retentirent à ses oreilles. Requiem pour le choléra. Fin du début du commencement d’une piste. L’affaire polonaise redevenait ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une péripétie sans importance.

Paul accepta poliment la volumineuse documentation scientifique que le professeur tint à lui remettre puis il prit congé, non sans difficultés. Il était huit heures et le jour commençait à s’obscurcir. En mettant les choses au mieux, il dormirait dans son lit, à Atlanta, le lendemain soir.

Le Parfum D'Adam
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